ARRÊT DE LA COUR (grande chambre)
21 décembre 2016 (*)
« Pourvoi – Relations extérieures – Accord entre
l’Union européenne et le Royaume du Maroc relatif à des mesures de
libéralisation en matière d’agriculture et de pêche – Décision approuvant la
conclusion d’un accord international – Recours en annulation – Recevabilité –
Qualité pour agir – Application territoriale de l’accord – Interprétation de
l’accord – Principe d’autodétermination – Principe de l’effet relatif des
traités »
Dans l’affaire C‑104/16 P,
ayant pour objet un pourvoi au titre de l’article 56
du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, introduit le
19 février 2016,
Conseil de l’Union européenne, représenté par
MM. H. Legal et A. de Elera‑San Miguel Hurtado ainsi que par Mme A. Westerhof
Löfflerová, en qualité d’agents,
partie requérante,
soutenu par :
Royaume de Belgique, représenté par Mme C. Pochet
et M. J.‑C. Halleux, en qualité d’agents,
République fédérale d’Allemagne, représentée par
M. T. Henze, en qualité d’agent,
Royaume d’Espagne, représenté par
M. M. Sampol Pucurull et Mme S. Centeno Huerta,
en qualité d’agents,
République française, représentée par
MM. F. Alabrune, G. de Bergues, D. Colas, F. Fize
et B. Fodda, en qualité d’agents,
République portugaise, représentée par
MM. L. Inez Fernandes et M. Figueiredo, en qualité d’agents,
Confédération marocaine de l’agriculture et du
développement rural (Comader), représentée par Mes J.‑F. Bellis,
M. Struys, A. Bailleux, L. Eskenazi et R. Hicheri, avocats,
parties intervenantes au pourvoi,
les autres parties à la procédure étant :
Front populaire pour la libération de la
saguia-el-hamra et du rio de oro (Front Polisario), représenté par Me G. Devers,
avocat,
partie demanderesse en première instance,
Commission européenne, représentée par
MM. F. Castillo de la Torre et E. Paasivirta ainsi que par Mme B. Eggers,
en qualité d’agents,
partie intervenante en première instance,
LA COUR (grande chambre),
composée de M. K. Lenaerts, président,
M. A. Tizzano, vice-président, Mme R. Silva de
Lapuerta, MM. M. Ilešič et J. L. da Cruz Vilaça, présidents
de chambre, MM. J. Malenovský (rapporteur), E. Levits, J.‑C. Bonichot,
A. Arabadjiev, Mme C. Toader,
MM. C. G. Fernlund, C. Vajda, S. Rodin,
F. Biltgen et Mme K. Jürimäe, juges,
avocat général : M. M. Wathelet,
greffier : Mme V. Giacobbo-Peyronnel,
administrateur,
vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du
19 juillet 2016,
ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à
l’audience du 13 septembre 2016,
rend le présent
Arrêt
1 Par
son pourvoi, le Conseil de l’Union européenne demande l’annulation de l’arrêt
du Tribunal de l’Union européenne du 10 décembre 2015, Front
Polisario/Conseil (T‑512/12, ci-après l’« arrêt attaqué »,
EU:T:2015:953), par lequel celui-ci a accueilli le recours du Front populaire
pour la libération de la saguia-el-hamra et du rio de oro (Front Polisario)
tendant à l’annulation partielle de la décision 2012/497/UE du Conseil, du
8 mars 2012, concernant la conclusion de l’accord sous forme d’échange de
lettres entre l’Union européenne et le Royaume du Maroc relatif aux mesures de
libéralisation réciproques en matière de produits agricoles, de produits
agricoles transformés, de poissons et de produits de la pêche, au remplacement
des protocoles nos 1, 2 et 3 et de leurs annexes et aux
modifications de l’accord euro-méditerranéen établissant une association entre
les Communautés européennes et leurs États membres, d’une part, et le Royaume
du Maroc, d’autre part (JO 2012, L 241, p. 2, ci-après la « décision
litigieuse »).
Le cadre juridique
Le droit international
La charte des Nations unies
2 L’article 1er
de la charte des Nations unies, signée à San Francisco le 26 juin 1945,
énonce :
« Les buts des Nations unies sont les
suivants :
[...]
2. Développer entre
les nations des relations amicales fondées sur le respect du principe de
l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes, et
prendre toutes autres mesures propres à consolider la paix du monde ;
[...] »
3 Le
chapitre XI de la charte des Nations unies, intitulé « Déclaration
relative aux territoires non autonomes », comprend l’article 73 de
celle‑ci, qui prévoit :
« Les Membres des Nations [u]nies qui ont ou qui
assument la responsabilité d’administrer des territoires dont les populations
ne s’administrent pas encore complètement elles-mêmes reconnaissent le principe
de la primauté des intérêts des habitants de ces territoires. Ils acceptent
comme une mission sacrée l’obligation de favoriser dans toute la mesure
possible leur prospérité, dans le cadre du système de paix et de sécurité
internationales établi par la présente [c]harte [...]
[...] »
La convention de Vienne sur le droit des traités
4 Aux
termes du dernier alinéa du préambule de la convention de Vienne sur le droit
des traités, conclue à Vienne le 23 mai 1969 (Recueil des traités des
Nations unies, vol. 1155, p. 331, ci-après la « convention
de Vienne »), les parties à cette convention « affirm[e]nt que les
règles du droit international coutumier continueront à régir les questions non
réglées dans les dispositions de [ladite] [c]onvention ».
5 L’article 3
de cette convention, intitulé « Accords internationaux n’entrant pas dans
le cadre de la présente convention », énonce :
« Le fait que la présente [c]onvention ne s’applique
ni aux accords internationaux conclus entre des États et d’autres sujets du
droit international ou entre ces autres sujets du droit international ni aux
accords internationaux qui n’ont pas été conclus par écrit ne porte pas atteinte :
[...]
b) à l’application à
ces accords de toutes règles énoncées dans la présente [c]onvention auxquelles
ils seraient soumis en vertu du droit international indépendamment de ladite
[c]onvention ;
[...] »
6 Aux
termes de l’article 26 de ladite convention, intitulé « Pacta sunt
servanda » :
« Tout traité en vigueur lie les parties et doit
être exécuté par elles de bonne foi. »
7 L’article 29
de la même convention, intitulé « Application territoriale des
traités », stipule :
« À moins qu’une intention différente ne ressorte du
traité ou ne soit par ailleurs établie, un traité lie chacune des parties à
l’égard de l’ensemble de son territoire. »
8 L’article 30
de la convention de Vienne, intitulé « Application de traités successifs
portant sur la même matière », prévoit, à son paragraphe 2 :
« Lorsqu’un traité précise qu’il est subordonné à un
traité antérieur ou postérieur ou qu’il ne doit pas être considéré comme
incompatible avec cet autre traité, les dispositions de celui-ci l’emportent. »
9 Aux
termes de l’article 31 de cette convention, intitulé « Règle générale
d’interprétation » :
« 1. Un traité
doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux
termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but.
2. Aux fins de
l’interprétation d’un traité, le contexte comprend, outre le texte, préambule
et annexes inclus :
a) tout accord ayant
rapport au traité et qui est intervenu entre toutes les parties à l’occasion de
la conclusion du traité ;
b) tout instrument
établi par une ou plusieurs parties à l’occasion de la conclusion du traité et
accepté par les autres parties en tant qu’instrument ayant rapport au traité.
3. Il sera tenu compte,
en même temps que du contexte :
a) de tout accord
ultérieur intervenu entre les parties au sujet de l’interprétation du traité ou
de l’application de ses dispositions ;
b) de toute pratique
ultérieurement suivie dans l’application du traité par laquelle est établie
l’accord des parties à l’égard de l’interprétation du traité ;
c) de toute règle
pertinente de droit international applicable dans les relations entre les
parties.
4. Un terme sera
entendu dans un sens particulier s’il est établi que telle était l’intention
des parties. »
10 L’article 34
de ladite convention, intitulé « Règle générale concernant les États
tiers », énonce :
« Un traité ne crée ni obligations ni droits pour un
État tiers sans son consentement. »
Le droit de l’Union
L’accord d’association
11 L’accord
euro-méditerranéen établissant une association entre les Communautés
européennes et leurs États membres, d’une part, et le Royaume du Maroc, d’autre
part, a été signé à Bruxelles le 26 février 1996 (JO 2000, L 70,
p. 2, ci-après l’« accord d’association ») et approuvé au nom
desdites Communautés par la décision 2000/204/CE, CECA du Conseil et de la
Commission, du 24 janvier 2000 (JO 2000, L 70, p. 1).
Conformément à son article 96, il est entré en vigueur le 1er mars
2000, ainsi qu’il ressort de l’information publiée au Journal officiel des
Communautés européennes (JO 2000, L 70, p. 228).
12 L’article 1er,
paragraphe 1, de l’accord d’association stipule :
« Il est établi une association entre la Communauté
et ses États membres, d’une part, et le Maroc, d’autre part. »
13 Le
titre II de cet accord, intitulé « Libre circulation des
marchandises », comprend les articles 6 à 30 de celui-ci.
14 L’article 16
dudit accord stipule :
« La Communauté et le Maroc mettent en œuvre de
manière progressive une plus grande libéralisation de leurs échanges
réciproques de produits agricoles et de produits de la pêche. »
15 L’article 17,
paragraphe 1, du même accord stipulait, dans sa version initiale :
« Les produits agricoles et les produits de la pêche
originaires du Maroc bénéficient à l’importation dans la Communauté des
dispositions figurant respectivement aux [p]rotocoles nos 1 et
2. »
16 Le
titre VIII de l’accord d’association, intitulé « Dispositions
institutionnelles générales et finales », comprend notamment
l’article 94 de celui-ci, aux termes duquel :
« Le présent accord s’applique, d’une part, aux
territoires où les traités instituant la Communauté européenne et la Communauté
européenne du charbon et de l’acier sont appliqués et dans les conditions
prévues par lesdits traités et, d’autre part, au territoire du Royaume du
Maroc. »
L’accord de libéralisation
17 L’accord
sous forme d’échange de lettres entre l’Union européenne et le Royaume du Maroc
relatif aux mesures de libéralisation réciproques en matière de produits
agricoles, de produits agricoles transformés, de poissons et de produits de la
pêche, au remplacement des protocoles nos 1, 2 et 3 et de leurs
annexes et aux modifications de l’accord euro-méditerranéen établissant une
association entre les Communautés européennes et leurs États membres, d’une
part, et le Royaume du Maroc, d’autre part, a été signé à Bruxelles le
13 décembre 2010 (JO 2012, L 241, p. 4, ci-après
l’« accord de libéralisation »), avant d’être approuvé au nom de
l’Union par la décision litigieuse. Conformément à ses termes, il est entré en
vigueur le 1er octobre 2012, ainsi qu’il ressort de l’avis
publié au Journal officiel de l’Union européenne (JO 2012,
L 255, p. 1).
18 Ainsi
que cela ressort de l’accord de libéralisation et des considérants 1 à 3
de la décision litigieuse, cet accord a pour but de mettre en œuvre la
libéralisation progressive des échanges de produits agricoles et de la pêche
prévue à l’article 16 de l’accord d’association, en modifiant certaines
des stipulations de ce dernier accord ainsi que certains des protocoles qui
l’accompagnent.
19 À
ce titre, l’accord de libéralisation a notamment modifié l’article 17,
paragraphe 1, de l’accord d’association, qui stipule désormais :
« Les produits agricoles, les produits agricoles
transformés, [les] poissons et les produits de la pêche originaires du Maroc
énumérés dans le protocole n° 1 sont soumis à l’importation dans l’Union
européenne aux régimes prévus par ledit protocole.
[...] »
20 L’accord
de libéralisation a également modifié le protocole n° 1 de l’accord
d’association, qui prévoit désormais, en substance, que les droits de douane ad
valorem et les droits de douane spécifiques applicables aux produits agricoles,
aux produits agricoles transformés, aux poissons et aux produits de la pêche
originaires du Maroc et relevant de ces deux accords sont éliminés ou réduits à
des niveaux déterminés.
Les antécédents du litige
21 Le
Front Polisario est, aux termes de l’article 1er de ses statuts,
« un mouvement de libération nationale, fruit de la longue résistance
sahraouie contre les diverses formes d’occupation étrangère », créé le
10 mai 1973.
22 Le
contexte historique et international de sa création et l’évolution subséquente
de la situation du Sahara occidental, tels qu’ils ressortent, essentiellement,
des points 1 à 16 de l’arrêt attaqué, peuvent être résumés comme suit.
23 Le
Sahara occidental est un territoire situé au nord-ouest de l’Afrique, qui a été
colonisé par le Royaume d’Espagne à la fin du XIXe siècle avant de
devenir une province espagnole, puis d’être inscrit par l’Organisation des
Nations unies (ONU), en 1963, sur la liste des territoires non autonomes au
sens de l’article 73 de la charte des Nations unies, sur laquelle il
figure toujours à ce jour.
24 Le
14 décembre 1960, l’Assemblée générale de l’ONU a adopté la résolution
1514 (XV), intitulée « Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux
pays et aux peuples coloniaux » [ci-après la « résolution
1514 (XV) de l’Assemblée générale de l’ONU »], qui énonce notamment
que « [t]ous les peuples ont le droit de libre détermination[,] en vertu
[duquel] ils déterminent librement leur statut politique », que
« [d]es mesures immédiates seront prises, dans les territoires sous
tutelle, les territoires non autonomes et tous autres territoires qui n’ont pas
encore accédé à l’indépendance, pour transférer immédiatement tous pouvoirs aux
peuples de ces territoires, sans aucune condition ni réserve, conformément à
leur volonté et à leurs vœux librement exprimés », et que « [t]ous
les États doivent observer fidèlement et strictement les dispositions de la
[c]harte des Nations unies [...] sur la base [...] du respect des droits
souverains et de l’intégrité territoriale de tous les peuples ».
25 Le
20 décembre 1966, l’Assemblée générale de l’ONU a adopté la résolution
2229 (XXI) sur la question de l’Ifni et du Sahara espagnol, dans laquelle
elle a « [r]éaffirm[é] le droit inaliénable d[u] peupl[e] [...] du Sahara
espagnol à l’autodétermination » et a invité le Royaume d’Espagne, en sa
qualité de puissance administrante, à arrêter le plus tôt possible « les
modalités de l’organisation d’un référendum qui sera[it] tenu sous les auspices
de l’[ONU] afin de permettre à la population autochtone du territoire d’exercer
librement son droit à l’autodétermination ».
26 Le
24 octobre 1970, l’Assemblée générale de l’ONU a adopté la résolution
2625 (XXV), intitulée « Déclaration relative aux principes du droit
international touchant les relations amicales et la coopération entre les États
conformément à la [c]harte des Nations unies », par laquelle elle a
approuvé cette déclaration, dont le texte est annexé à cette résolution. Ladite
déclaration énonce notamment que « [t]out État a le devoir de respecter
[le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes] conformément aux dispositions de
la [c]harte » et que « [l]e territoire d’une colonie ou d’un autre
territoire non autonome possède, en vertu de la [c]harte, un statut séparé et
distinct de celui du territoire de l’État qui l’administre ; ce statut
séparé et distinct en vertu de la [c]harte existe aussi longtemps que le peuple
de la colonie ou du territoire non autonome n’exerce pas son droit à disposer
de lui-même conformément à la [c]harte et, plus particulièrement, à ses buts et
principes ».
27 Le
20 août 1974, le Royaume d’Espagne a informé l’ONU qu’il se proposait
d’organiser, sous les auspices de celle-ci, un référendum au Sahara occidental.
28 Le
16 octobre 1975, la Cour internationale de justice, en sa qualité d’organe
judiciaire principal de l’ONU et à la suite d’une demande présentée par
l’Assemblée générale de l’ONU dans le cadre de ses travaux relatifs à la
décolonisation du Sahara occidental, a rendu un avis consultatif (Sahara
occidental, avis consultatif, CIJ Recueil 1975, p. 12, ci-après
l’« avis consultatif sur le Sahara occidental »), au
paragraphe 162 duquel elle a considéré ce qui suit :
« Les éléments et renseignements portés à la
connaissance de la Cour montrent l’existence, au moment de la colonisation
espagnole, de liens juridiques d’allégeance entre le sultan du Maroc et
certaines des tribus vivant sur le territoire du Sahara occidental. Ils montrent
également l’existence de droits, y compris certains droits relatifs à la terre,
qui constituaient des liens juridiques entre l’ensemble mauritanien, au sens où
la Cour l’entend, et le territoire du Sahara occidental. En revanche, la Cour
conclut que les éléments et renseignements portés à sa connaissance
n’établissent l’existence d’aucun lien de souveraineté territoriale entre le
territoire du Sahara occidental d’une part, le Royaume du Maroc ou l’ensemble
mauritanien d’autre part. La Cour n’a donc pas constaté l’existence de liens
juridiques de nature à modifier l’application de la résolution 1514 (XV)
[de l’Assemblée générale de l’ONU] quant à la décolonisation du Sahara
occidental et en particulier l’application du principe d’autodétermination grâce
à l’expression libre et authentique de la volonté des populations du
territoire. [...] »
29 Au
terme de son analyse, la Cour internationale de justice a répondu comme suit,
dans cet avis consultatif, aux questions qui lui avaient été posées par l’Assemblée
générale de l’ONU :
« La Cour est d’avis,
[...]
que le Sahara occidental (Rio de Oro et Sakiet El Hamra)
n’était pas un territoire sans maître (terra nullius) au moment de la
colonisation par l’Espagne.
[...]
que le territoire avait, avec le Royaume du Maroc, des
liens juridiques possédant les caractères indiqués au paragraphe 162 du
présent avis ;
[...] »
30 Dans
un discours prononcé le jour de la publication dudit avis consultatif, le roi
du Maroc a considéré que « le monde entier a[vait] reconnu que le Sahara
[occidental] était en [la] possession » du Royaume du Maroc et qu’il lui
« incomb[ait] de récupérer pacifiquement ce territoire », en
appelant, à cette fin, à l’organisation d’une marche qui a réuni 350 000
personnes.
31 Le
6 novembre 1975, le Conseil de sécurité de l’ONU a adopté la résolution
380 (1975) sur le Sahara occidental, dans laquelle il a « [d]éplor[é]
l’exécution de la marche » annoncée et « [d]emand[é] au [Royaume du]
Maroc de retirer immédiatement du territoire du Sahara occidental tous les
participants à [cette] marche ».
32 Le
26 février 1976, le Royaume d’Espagne a informé le Secrétaire général de
l’ONU que, à compter de cette date, il mettait fin à sa présence au Sahara
occidental et se considérait déchargé de toute responsabilité de caractère
international relative à l’administration de ce territoire.
33 Un
conflit armé a entretemps éclaté dans cette région entre le Royaume du Maroc,
la République islamique de Mauritanie et le Front Polisario.
34 Le
10 août 1979, la République islamique de Mauritanie a conclu un accord de
paix avec le Front Polisario, en vertu duquel elle a renoncé à toute
revendication territoriale sur le Sahara occidental.
35 Le
21 novembre 1979, l’Assemblée générale de l’ONU a adopté la résolution
34/37 sur la question du Sahara occidental, dans laquelle elle a
« [r]éaffirm[é] le droit inaliénable du peuple du Sahara occidental à
l’autodétermination et à l’indépendance, conformément à la Charte de l’[ONU]
[...] et aux objectifs de [s]a résolution 1514 (XV) »,
« [d]éplor[é] vivement l’aggravation de la situation découlant de la
persistance de l’occupation du Sahara occidental par le Maroc »,
« [d]emand[é] instamment au Maroc de s’engager lui aussi dans la dynamique
de la paix et de mettre fin à l’occupation du territoire du Sahara
occidental » et « [r]ecommand[é] à cet effet que le [Front
Polisario], représentant du peuple du Sahara occidental, participe pleinement à
toute recherche d’une solution politique juste, durable et définitive de la
question du Sahara occidental, conformément aux résolutions et déclarations de
l’[ONU] ».
36 Le
conflit entre le Royaume du Maroc et le Front Polisario s’est poursuivi jusqu’à
ce que, le 30 août 1988, les parties acceptent en principe des propositions
de règlement émanant notamment du Secrétaire général de l’ONU et prévoyant en
particulier la proclamation d’un cessez-le-feu ainsi que l’organisation d’un
référendum d’autodétermination sous le contrôle de l’ONU.
37 À
ce jour, ce référendum ne s’est pas encore tenu et le Royaume du Maroc contrôle
la majeure partie du territoire du Sahara occidental, qu’un mur de sable édifié
et surveillé par son armée sépare du reste de ce territoire, contrôlé par le
Front Polisario.
La procédure devant le Tribunal et l’arrêt
attaqué
38 Par
une requête déposée au greffe du Tribunal le 19 novembre 2012, le Front
Polisario a introduit un recours tendant à l’annulation de la décision
litigieuse.
39 À
l’appui de son recours, le Front Polisario a invoqué onze moyens.
40 En
défense, le Conseil a conclu au rejet du recours comme irrecevable ou, à
défaut, comme non fondé ainsi qu’à la condamnation du Front Polisario aux
dépens.
41 Par
ordonnance du président de la huitième chambre du Tribunal du 6 novembre
2013, la Commission européenne a été admise à intervenir au litige au soutien
des conclusions du Conseil.
42 Dans
l’arrêt attaqué, le Tribunal a, en premier lieu, examiné les arguments du
Conseil et de la Commission selon lesquels le recours était irrecevable au
motif que le Front Polisario n’avait pas établi l’existence de sa personnalité
morale et de sa capacité à agir en justice, d’une part, et que la décision
litigieuse ne le concernait ni directement ni individuellement, d’autre part. Il
a écarté ces deux exceptions d’irrecevabilité, respectivement, aux
points 34 à 60 et 61 à 114 de l’arrêt attaqué.
43 S’agissant
de la qualité pour agir du Front Polisario, le Tribunal a rappelé, aux
points 73 à 103 de l’arrêt attaqué, que la décision litigieuse avait pour
objet d’approuver la conclusion de l’accord de libéralisation, avant de
considérer que cet accord « s’appliqu[ait] également » au Sahara
occidental. Puis, en « tenant compte de cette conclusion », comme
exposé au point 104 de cet arrêt, il a respectivement estimé, aux
points 105 à 110 et 111 à 114 dudit arrêt, que le Front Polisario devait
être regardé comme étant concerné à la fois directement et individuellement par
ladite décision.
44 En
deuxième lieu, le Tribunal a débuté l’examen des onze moyens d’annulation
invoqués par le Front Polisario à l’appui de ses conclusions en exposant ce qui
suit, aux points 116 et 117 de l’arrêt attaqué :
« 116 À titre liminaire, il convient de
constater qu’il ressort de l’argumentation avancée par le Front Polisario à
l’appui de l’ensemble de ses moyens que son recours tend à l’annulation de la
décision [litigieuse] en ce que celle-ci a approuvé l’application, au Sahara
occidental, de l’accord visé par elle. En effet, ainsi qu’il ressort des considérations
exposées ci‑dessus, au sujet de l’affectation directe et individuelle du Front
Polisario par la décision [litigieuse], c’est précisément du fait que cet
accord trouve à s’appliquer également au Sahara occidental que le Front
Polisario est directement et individuellement concerné par la décision
[litigieuse].
117 Il convient
également de constater que le Front Polisario invoque plusieurs moyens, parmi
lesquels les deux premiers portent sur la légalité externe de la décision
[litigieuse], alors que les autres portent sur sa légalité interne. En
substance, le requérant invoque une illégalité de la décision [litigieuse], au
motif qu’elle violerait le droit de l’Union ainsi que le droit international.
L’ensemble des moyens du recours posent en réalité la question de l’existence
ou non d’une interdiction absolue de conclusion, au nom de l’Union, d’un accord
international susceptible d’être appliqué à un territoire contrôlé dans les
faits par un État tiers, sans toutefois que la souveraineté de cet État sur ce
territoire ne soit reconnue par l’Union et ses États membres ou, plus
généralement, par tous les autres États (ci-après un “territoire disputé”),
ainsi que, le cas échéant, la question de l’existence d’un pouvoir
d’appréciation des institutions de l’Union à cet égard, des limites de ce
pouvoir et des conditions de son exercice. »
45 Le
Tribunal a ensuite examiné et rejeté chacun de ces moyens, en estimant
notamment qu’aucun d’entre eux ne permettait d’établir l’existence d’une
interdiction absolue, pour l’Union, de conclure avec un État tiers un accord
susceptible d’être appliqué à un « territoire disputé ».
46 Dans
ce cadre, le Tribunal a toutefois réservé un ensemble d’arguments se
rattachant, selon lui, à la question subsidiaire de savoir dans quelles
conditions les institutions de l’Union peuvent approuver la conclusion d’un tel
accord.
47 Enfin,
le Tribunal a procédé à l’analyse de cette question aux points 223 à 247
de l’arrêt attaqué. À cet égard, il a en substance estimé que, tout en
jouissant d’un large pouvoir d’appréciation dans le cadre de la conduite des
relations extérieures de l’Union, le Conseil avait l’obligation, lorsqu’il
envisage d’approuver un accord trouvant à s’appliquer à un « territoire
disputé » tel que le Sahara occidental et tendant à faciliter
l’exportation vers l’Union de produits originaires de ce territoire, d’examiner
au préalable l’ensemble des éléments pertinents du cas d’espèce, et en
particulier de s’assurer que l’exploitation de ces produits ne se fait pas au
détriment de la population dudit territoire et n’implique pas de violation des
droits fondamentaux des personnes concernées. Le Tribunal a considéré que, en
l’espèce, le Conseil avait manqué à cette obligation.
48 Ces
considérations ont conduit le Tribunal à juger, au point 247 de l’arrêt
attaqué, que le « Conseil a[vait] manqué à son obligation d’examiner,
avant l’adoption de la décision [litigieuse], tous les éléments du cas
d’espèce » et, par voie de conséquence, à annuler cette dernière « en
ce qu’elle approuve l’application de l’accord [de libéralisation] au Sahara
occidental ».
La procédure devant la Cour et les conclusions
des parties
49 Par
acte séparé présenté au greffe de la Cour lors du dépôt de son pourvoi, le
Conseil a demandé que l’affaire soit soumise à la procédure accélérée prévue
aux articles 133 à 136 du règlement de procédure de la Cour.
50 Par
ordonnance du 7 avril 2016, le président de la Cour a fait droit à cette
demande.
51 Par
décisions des 2, 13, 18 et 24 mai 2016, le président de la Cour a
respectivement autorisé le Royaume d’Espagne, la République portugaise, la
République française, la République fédérale d’Allemagne et le Royaume de
Belgique à intervenir au litige, au soutien des conclusions du Conseil.
Toutefois, la République fédérale d’Allemagne n’a ultérieurement pris part à
aucune phase de la procédure, tandis que le Royaume de Belgique n’a pas pris
part à la phase orale de celle-ci.
52 Par
ordonnance du 9 juin 2016, le président de la Cour a autorisé la
Confédération marocaine de l’agriculture et du développement rural (Comader) à
intervenir au litige, au soutien des conclusions du Conseil.
53 Le
Conseil demande à la Cour :
– d’annuler
l’arrêt attaqué ;
– de
statuer définitivement sur le litige en rejetant le recours, et
– de
condamner le Front Polisario aux dépens exposés par le Conseil tant en première
instance qu’au stade du pourvoi.
54 Le
Front Polisario demande à la Cour :
– à titre
principal, de rejeter le pourvoi comme étant irrecevable ;
– à titre
subsidiaire, de rejeter le pourvoi comme étant non fondé ;
– à titre
plus subsidiaire, dans l’hypothèse où la Cour ferait droit au chef de
conclusions du Conseil tendant à l’annulation de l’arrêt attaqué, de statuer
définitivement sur le litige en annulant la décision litigieuse sur le
fondement des moyens rejetés en première instance, et
– de
condamner le Conseil aux dépens exposés par le Front Polisario tant en première
instance qu’au stade du pourvoi.
55 La
Commission demande à la Cour d’accueillir le pourvoi.
56 Le
Royaume de Belgique, le Royaume d’Espagne, la République française, la
République portugaise et la Comader demandent également à la Cour d’accueillir
le pourvoi.
Sur les demandes de réouverture de la phase
orale de la procédure
57 Conformément
à l’article 82, paragraphe 2, du règlement de procédure, la phase
orale de la procédure a été clôturée après la présentation des conclusions de
M. l’avocat général, le 13 septembre 2016.
58 Par
acte déposé au greffe de la Cour le 15 septembre 2016, le Conseil a
indiqué à la Cour que ces conclusions abordaient selon lui une question de
droit n’ayant été ni soulevée dans son pourvoi ni évoquée par aucune autre
partie, à savoir celle de l’application de l’accord de libéralisation au Sahara
occidental. Il a également suggéré à la Cour d’ordonner la réouverture de la
phase orale de la procédure dans l’hypothèse où l’affaire devrait être tranchée
sur la base de cette question.
59 Par
acte déposé au greffe à la Cour le 22 septembre 2016, la Comader a
présenté une demande de réouverture de la phase orale de la procédure fondée
sur des motifs analogues à ceux invoqués par le Conseil.
60 À
cet égard, il résulte de l’article 252, second alinéa, TFUE que l’avocat
général a pour rôle de présenter publiquement, en toute impartialité et en
toute indépendance, des conclusions motivées sur les affaires qui requièrent
son intervention, étant entendu que la Cour n’est liée ni par ces conclusions
ni par leur motivation (voir arrêts du 18 juillet 2013, Commission
e.a./Kadi, C‑584/10 P, C‑593/10 P et C‑595/10 P, EU:C:2013:518,
point 57, ainsi que du 6 octobre 2015, Commission/Andersen, C‑303/13 P,
EU:C:2015:647, point 33).
61 Par
conséquent, le désaccord d’une partie avec lesdites conclusions ne peut,
quelles que soient les questions examinées dans celles-ci, constituer en soi un
motif justifiant la réouverture de la phase orale de la procédure (voir arrêts
du 22 novembre 2012, E.ON Energie/Commission, C‑89/11 P,
EU:C:2012:738, point 62, ainsi que du 17 septembre 2015, Mory
e.a./Commission, C‑33/14 P, EU:C:2015:609, point 26).
62 Cela
étant, l’article 83 du règlement de procédure permet à la Cour, l’avocat
général entendu, d’ordonner à tout moment la réouverture de la phase orale de
la procédure, notamment lorsque l’affaire doit être tranchée sur la base d’un
argument de droit non débattu entre les parties.
63 En
l’espèce, il convient toutefois de constater que les arguments de droit
auxquels se réfèrent le Conseil et la Comader ont été soulevés par la
Commission dans son mémoire en réponse, à l’appui du moyen par lequel le
Conseil et la Commission contestent l’analyse de la qualité pour agir du Front
Polisario effectuée par le Tribunal.
64 En
outre, ces arguments de droit ont été évoqués lors de l’audience et abondamment
débattus par l’ensemble des parties.
65 Dans
ces circonstances, la Cour, l’avocat général entendu, estime qu’il n’y a pas
lieu d’ordonner la réouverture de la phase orale de la procédure.
Sur le pourvoi
Sur la recevabilité
Argumentation des parties
66 Le
Front Polisario excipe de l’irrecevabilité du pourvoi en faisant valoir, en
substance, que l’Union ne dispose pas de la compétence requise pour conclure un
accord international juridiquement applicable au Sahara occidental et qu’une
remise en cause de l’arrêt attaqué, qui se limite à annuler la décision
litigieuse « en ce qu’elle approuve l’application [de l’]accord [de libéralisation]
au Sahara occidental », ne présente donc aucun intérêt pour le Conseil.
67 Le
Conseil et la Commission contestent le bien-fondé de cette exception
d’irrecevabilité en exposant, à titre principal, qu’une institution de l’Union
telle que le Conseil peut former un pourvoi sans avoir à faire preuve d’un
intérêt à agir. À titre subsidiaire, ils soutiennent que cette exigence est, en
tout état de cause, remplie en l’espèce dès lors que le Conseil a intérêt à
obtenir l’annulation de l’arrêt attaqué, dans la mesure où, par ce dernier, le
Tribunal a partiellement annulé la décision litigieuse.
Appréciation de la Cour
68 Aux
termes de l’article 56, deuxième alinéa, du statut de la Cour de justice
de l’Union européenne, un pourvoi peut être formé devant la Cour par toute
partie ayant partiellement ou totalement succombé en ses conclusions devant le
Tribunal.
69 En
outre, il découle de l’article 56, troisième alinéa, du même statut que,
pour pouvoir former un pourvoi contre un arrêt du Tribunal, dans un litige
autre que ceux opposant l’Union à ses agents, les États membres et les
institutions de l’Union ne doivent faire preuve d’aucun intérêt à agir (voir
arrêts du 22 février 2005, Commission/max.mobil, C‑141/02 P,
EU:C:2005:98, point 48, et du 21 décembre 2011, France/People’s
Mojahedin Organization of Iran, C‑27/09 P, EU:C:2011:853, point 45).
70 En
l’espèce, il s’ensuit que le Conseil, qui a succombé en ses conclusions devant
le Tribunal, ne doit faire preuve d’aucun intérêt à agir pour pouvoir former le
présent pourvoi.
71 Partant,
l’exception d’irrecevabilité présentée par le Front Polisario à l’encontre de
ce pourvoi doit être rejetée.
Sur le fond
72 À
l’appui de son pourvoi, le Conseil, soutenu par la Commission, invoque six
moyens, dont le premier et le deuxième sont tirés de l’erreur de droit commise
par le Tribunal, respectivement, dans l’analyse de la capacité à agir du Front
Polisario et de celle de sa qualité pour agir. Le troisième moyen est pris de
ce que le Tribunal a méconnu l’étendue de son contrôle juridictionnel sur le
pouvoir d’appréciation du Conseil dans le domaine des relations économiques
extérieures de l’Union ainsi que les conditions d’exercice de ce pouvoir
d’appréciation. Le quatrième moyen est tiré du non-respect du principe ne ultra
petita. Le cinquième moyen a trait à l’interprétation et à l’application
erronées de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ainsi que
de certaines règles du droit international. Enfin, le sixième moyen porte sur
la méconnaissance des exigences applicables à l’annulation partielle d’un acte
de l’Union.
73 Il
convient d’examiner d’emblée le deuxième moyen du pourvoi, qui met en cause
l’analyse du Tribunal relative à la qualité pour agir du Front Polisario, et
plus particulièrement, au sein de ce moyen, les arguments du Conseil et de la
Commission relatifs au raisonnement que le Tribunal a consacré, aux
points 73 à 103 de l’arrêt attaqué, à la question préalable de savoir si
l’accord de libéralisation s’appliquait ou non au Sahara occidental.
L’arrêt attaqué
74 À
cet égard, le Tribunal a tout d’abord exposé, en substance, aux points 72
et 73 de l’arrêt attaqué, que, compte tenu des arguments avancés par le Front
Polisario afin d’établir l’existence de sa qualité pour agir, l’examen de cette
qualité nécessitait de déterminer au préalable si l’accord de libéralisation
s’appliquait ou non au Sahara occidental.
75 Ensuite,
le Tribunal a estimé, aux points 74 à 88 de l’arrêt attaqué, que cette
question impliquait elle-même, compte tenu des arguments du Conseil, de la
Commission et du Front Polisario à ce sujet, d’interpréter ledit accord. En
outre, il a considéré, aux points 89 à 94 et 98 de l’arrêt attaqué, qu’une
telle interprétation devait être effectuée conformément aux règles du droit
international général de nature coutumière rappelées à l’article 31 de la
convention de Vienne. En revanche, le Tribunal a en substance jugé, aux
points 95 à 98 de l’arrêt attaqué, que le principe du droit international général
de l’effet relatif des traités, dont l’article 34 de la convention de
Vienne constitue une expression particulière, n’était pas pertinent aux fins de
l’interprétation de l’accord de libéralisation, compte tenu des circonstances
propres au recours dont il avait à connaître, à la différence de ce qu’avait
jugé la Cour dans l’arrêt du 25 février 2010, Brita (C‑386/08,
EU:C:2010:91).
76 Enfin,
le Tribunal a procédé, aux points 99 à 102 de l’arrêt attaqué, à
l’interprétation du champ d’application territorial de l’accord de
libéralisation, en exposant ce qui suit :
« 99 Conformément
à [l’]article [31 de la convention de Vienne], il convient de tenir compte
notamment du contexte dans lequel s’insère un traité international tel que
l’[accord de libéralisation]. L’ensemble des éléments mentionnés aux
points 77 à 87 ci‑dessus font partie de ce contexte et démontrent que les
institutions de l’Union étaient conscientes de l’application, par les autorités
marocaines, des dispositions de l’[accord d’association] également à la partie
du Sahara occidental contrôlée par le Royaume du Maroc et ne se sont pas
opposées à cette application. Au contraire, la Commission a coopéré, dans une
certaine mesure, avec les autorités marocaines en vue de cette application et
en a reconnu les résultats, en incluant des entreprises établies au Sahara
occidental parmi celles inscrites sur la liste mentionnée au point 74 ci‑dessus.
100 Il y a lieu
également de rappeler qu’il existe une divergence entre les thèses respectives
de l’Union et du Royaume du Maroc quant au statut international du Sahara
occidental. Si la thèse de l’Union est suffisamment et correctement résumée par
le Conseil et la Commission (voir points 74 et 75 ci‑dessus), il est
constant que le Royaume du Maroc a une conception des choses totalement
différente. Selon lui, le Sahara occidental fait partie intégrante de son
territoire.
101 Ainsi, à
l’article 94 de l’[accord d’association], la référence au territoire du
Royaume du Maroc était susceptible d’être comprise par les autorités marocaines
comme incluant le Sahara occidental ou, du moins, sa partie la plus importante
contrôlée par le Royaume du Maroc. Bien que les institutions de l’Union
fussent, ainsi que cela a été relevé, conscientes de cette thèse soutenue par
le Royaume du Maroc, l’[accord d’association] n’inclut aucune clause
interprétative et aucune autre disposition qui aurait comme résultat d’exclure
le territoire du Sahara occidental de son champ d’application.
102 Il convient
également de tenir compte du fait que l’[accord de libéralisation] a été conclu
douze ans après l’approbation de l’[accord d’association] et alors que cet
accord avait été mis en œuvre pendant l’ensemble de cette période. Si les
institutions de l’Union souhaitaient s’opposer à l’application au Sahara
occidental de l’accord d’association, tel que modifié par la décision
[litigieuse], elles auraient pu insister afin d’inclure, dans le texte de
l’[accord de libéralisation], une clause excluant une telle application. Leur
omission sur ce point démontre qu’elles acceptent, du moins implicitement,
l’interprétation de l’[accord d’association] et de l’[accord de
libéralisation], selon laquelle ces accords s’appliquent également à la partie
du Sahara occidental contrôlée par le Royaume du Maroc. »
77 Compte
tenu de cette interprétation, le Tribunal a estimé, au point 103 de
l’arrêt attaqué, que l’accord de libéralisation, replacé dans son contexte,
devait être interprété en ce sens qu’il « s’appliqu[ait] également au
Sahara occidental ».
Argumentation des parties
78 Le
Conseil reproche au Tribunal d’avoir présumé, au point 73 de l’arrêt
attaqué, que, si l’accord de libéralisation s’appliquait au Sahara occidental,
le Front Polisario était automatiquement susceptible d’être directement et
individuellement concerné par la décision litigieuse. Or, une telle présomption
serait erronée en droit. En effet, ainsi que le Tribunal l’aurait lui-même
précédemment jugé dans l’ordonnance du 3 juillet 2007, Commune de
Champagne e.a./Conseil et Commission (T‑212/02, EU:T:2007:194, points 90 à
94), une décision du Conseil relative à la conclusion d’un accord international
entre l’Union et un État tiers serait dépourvue de tout effet juridique sur le
territoire de l’autre partie à cet accord. Ainsi, la situation d’un tel
territoire serait régie par les seules dispositions adoptées par cette autre
partie, dans l’exercice de sa compétence souveraine. Par ailleurs, les effets
que ledit accord produit sur ce territoire trouveraient leur unique source dans
la circonstance que, en décidant de ratifier ce même accord, ladite autre
partie a consenti à être liée par ce dernier et s’est engagée à prendre les
mesures propres à assurer l’exécution des obligations qui en résultent. Partant,
le fait d’admettre la recevabilité d’un recours en annulation dirigé contre la
décision du Conseil relative à la conclusion d’un accord international en tant
que ce recours concerne les effets de cet accord international sur le
territoire de l’autre partie à celui-ci conduirait le juge de l’Union à
outrepasser sa compétence en se prononçant sur la légalité, au regard du droit
de l’Union, des droits ou des obligations résultant, pour un État tiers, d’un
accord auquel ce dernier a librement et souverainement consenti. Or, ce serait
précisément ce qu’a fait le Tribunal en l’espèce, en faisant de l’application
de l’accord de libéralisation au Sahara occidental une condition préalable à la
qualité pour agir du Front Polisario. Enfin, le Conseil souligne que la
circonstance que le Sahara occidental soit un « territoire disputé »
en droit international est sans incidence sur le raisonnement tenu par le
Tribunal dans ladite ordonnance, auquel il souscrit intégralement.
79 Pour
sa part, la Commission soutient que la circonstance, évoquée notamment au
point 87 de l’arrêt attaqué, que l’accord de libéralisation soit appliqué
« de facto », dans certains cas, au Sahara occidental, ne peut être
considérée ni comme un élément de contexte ni comme une pratique ultérieurement
suivie, au sens de l’article 31, paragraphe 2 et paragraphe 3,
sous b), de la convention de Vienne, justifiant d’interpréter l’article 94
de l’accord d’association en ce sens que ces deux accords s’appliquent à ce
territoire non autonome. En outre, bien qu’aucune clause excluant expressément
le Sahara occidental de leur champ d’application n’y ait été insérée, compte
tenu du désaccord entre l’Union et le Royaume du Maroc quant au statut de ce
territoire non autonome, évoqué par le Tribunal au point 100 de l’arrêt
attaqué, cette circonstance ne justifierait pas de considérer que lesdits
accords s’appliquent audit territoire, compte tenu de l’article 31,
paragraphe 3, sous c), de la convention de Vienne, du principe de l’effet
relatif des traités codifié à l’article 34 de cette convention et rappelé
par la Cour dans l’arrêt du 25 février 2010, Brita (C‑386/08,
EU:C:2010:91), du droit à l’autodétermination du peuple du Sahara occidental,
maintes fois rappelé par l’Union dans ses positions à ce sujet, ainsi que de la
pratique internationale pertinente en matière d’application territoriale des
traités.
80 En
réponse, le Front Polisario observe que le Tribunal a examiné la question de
l’application de l’accord de libéralisation au Sahara occidental non pas dans
le but d’en tirer une quelconque présomption quant à la recevabilité du
recours, mais afin de déterminer le contexte de fait et de droit dans lequel sa
qualité pour agir devait être appréhendée. En effet, le Conseil et la
Commission auraient longuement soutenu que cet accord n’était pas applicable
audit territoire, avant de reconnaître, dans leur réponse aux questions écrites
posées par le Tribunal, puis lors de l’audience devant cette juridiction, que
le régime de préférences tarifaires qu’il contient était effectivement
appliqué, dans certains cas, aux produits qui en sont originaires. Or, cet
élément distinguerait fondamentalement ledit accord des deux accords
comparables conclus par le Royaume du Maroc avec les États-Unis d’Amérique et l’Association
européenne de libre-échange (AELE).
Appréciation de la Cour
81 Ainsi
que cela ressort des points 73, 88 et 98 à 102 de l’arrêt attaqué, la
conclusion du Tribunal figurant au point 103 de cet arrêt, selon laquelle
l’accord de libéralisation « s’applique également au territoire du Sahara
occidental », se fonde non pas sur un constat factuel, mais sur une
interprétation juridique de cet accord, effectuée par ladite juridiction sur le
fondement de l’article 31 de la convention de Vienne.
82 Les
positions du Conseil et de la Commission devant la Cour à ce sujet convergent
en définitive, dans la mesure où ladite conclusion du Tribunal se trouve au
cœur même des argumentations respectives de ces deux institutions. En effet, la
Commission avance que l’accord de libéralisation ne pouvait pas être interprété
en ce sens qu’il était juridiquement applicable au territoire du Sahara
occidental. Le Conseil, quant à lui, soutient que le Tribunal a commis une
erreur de droit en se prononçant sur la légalité des droits ou des obligations
résultant, pour l’autre partie, de cet accord auquel elle a librement et
souverainement consenti. Or, l’analyse de cette erreur de droit alléguée
implique, en tout état de cause, d’examiner au préalable le bien-fondé de la
conclusion tirée par le Tribunal, au point 103 de l’arrêt attaqué, quant à
l’application de l’accord de libéralisation au territoire du Sahara occidental.
En effet, à défaut, les éventuels droits et obligations de l’autre partie à cet
accord, en ce qui concerne ce territoire, ne sont pas susceptibles d’avoir été
affectés.
83 Il
convient donc de vérifier le bien-fondé du raisonnement par lequel le Tribunal
a, après avoir décrit le contexte dans lequel l’accord de libéralisation avait
été conclu, aux points 99 et 100 de l’arrêt attaqué, successivement
déterminé le champ d’application de cet accord au regard des termes de l’accord
d’association, au point 101 de cet arrêt, puis examiné l’accord de
libéralisation lui-même, au point 102 dudit arrêt, avant d’en tirer la
conclusion exprimée au point 103 du même arrêt.
84 À
cet égard, s’agissant, en premier lieu, du point 101 de l’arrêt attaqué,
il convient de constater que le Tribunal a interprété le champ d’application
territorial de l’accord de libéralisation au regard de l’article 94 de
l’accord d’association, aux termes duquel cet accord s’applique « au
territoire du Royaume du Maroc ». Plus précisément, le Tribunal a exposé
que la référence au Royaume du Maroc figurant à cet article était susceptible d’être
comprise par les autorités dudit État comme incluant le Sahara occidental et
que, bien que le Conseil et la Commission aient été conscients d’une telle
position, l’accord d’association n’incluait aucune clause interprétative ni
aucune autre disposition ayant pour conséquence d’exclure ce territoire de son
champ d’application.
85 Ce
faisant, le Tribunal a estimé que, compte tenu, premièrement, de la position du
Royaume du Maroc selon laquelle le Sahara occidental faisait partie intégrante
de son territoire, deuxièmement, du fait que le Conseil et la Commission
avaient connaissance de cette position au moment de la conclusion de l’accord
d’association et, troisièmement, de l’absence de stipulation excluant le Sahara
occidental du champ d’application territorial de cet accord, les parties à
l’accord d’association devaient être regardées comme ayant été tacitement
d’accord pour interpréter les termes « territoire du Royaume du
Maroc » figurant à l’article 94 de celui-ci en ce sens que cet
article incluait également ledit territoire.
86 Or,
il convient de relever que, pour pouvoir tirer des conséquences juridiques
correctes de l’absence de stipulation excluant le Sahara occidental du champ
d’application territorial de l’accord d’association, dans le cadre de
l’interprétation de cet accord, le Tribunal était tenu de respecter non
seulement les règles d’interprétation de bonne foi énoncées à
l’article 31, paragraphe 1, de la convention de Vienne, mais
également celle prévue au paragraphe 3, sous c), de cet article, aux
termes de laquelle l’interprétation d’un traité doit être effectuée en tenant
compte de toute règle pertinente de droit international applicable dans les
relations entre les parties à ce traité (arrêt du 25 février 2010, Brita,
C‑386/08, EU:C:2010:91, point 43 ; voir également, en ce sens, arrêt
du 3 septembre 2008, Kadi et Al Barakaat International Foundation/Conseil
et Commission, C‑402/05 P et C‑415/05 P, EU:C:2008:461,
point 291 et jurisprudence citée).
87 Bien
que la portée des différentes règles pertinentes de droit international
applicables en l’occurrence, à savoir le principe d’autodétermination, la règle
codifiée à l’article 29 de la convention de Vienne ainsi que le principe
de l’effet relatif des traités, se recoupe en partie, chacune de ces règles
possède son autonomie, de telle sorte qu’il y a lieu de toutes les examiner
successivement.
88 À
cet égard, il convient de relever, tout d’abord, que le principe coutumier
d’autodétermination rappelé, notamment, à l’article 1er de la
charte des Nations unies est, ainsi que la Cour internationale de justice l’a
énoncé aux points 54 à 56 de son avis consultatif sur le Sahara
occidental, un principe de droit international applicable à tous les
territoires non autonomes et à tous les peuples n’ayant pas encore accédé à
l’indépendance. Il constitue, en outre, un droit opposable erga omnes ainsi
qu’un des principes essentiels du droit international (Timor occidental,
[Portugal c. Australie], arrêt, CIJ Recueil 1995, p. 90, point 29 et
jurisprudence citée).
89 À
ce titre, ce principe fait partie des règles de droit international applicables
dans les relations entre l’Union et le Royaume du Maroc, dont la prise en
compte s’imposait au Tribunal.
90 Conformément
audit principe, tel que précisé par la résolution 2625 (XXV) de
l’Assemblée générale de l’ONU, mentionnée au point 26 du présent arrêt,
« [l]e territoire d’une colonie ou d’un autre territoire non autonome
possède, en vertu de la [charte des Nations unies], un statut séparé et
distinct ».
91 Plus
particulièrement, l’Assemblée générale de l’ONU a, dans ses différentes
résolutions consacrées au Sahara occidental, exprimé de façon répétée son souci
« de permettre à la population autochtone du territoire d’exercer librement
son droit à l’autodétermination », ainsi que la Cour internationale de
justice l’a relevé aux points 62, 64 et 68 de son avis consultatif sur le
Sahara occidental.
92 Compte
tenu du statut séparé et distinct reconnu au territoire du Sahara occidental,
en vertu du principe d’autodétermination, par rapport à celui de tout État, en
ce compris le Royaume du Maroc, les termes « territoire du Royaume du
Maroc » figurant à l’article 94 de l’accord d’association ne peuvent,
comme le soutient la Commission et comme M. l’avocat général l’a en
substance relevé aux points 71 et 75 de ses conclusions, être interprétés
de sorte que le Sahara occidental soit inclus dans le champ d’application
territorial de cet accord.
93 En
l’occurrence, bien que le Tribunal ait constaté, au point 3 de l’arrêt
attaqué, que le Sahara occidental figurait depuis l’année 1963 sur la liste des
territoires non autonomes au sens de l’article 73 de la charte des Nations
unies, cette juridiction n’a toutefois pas tiré les conséquences du statut dont
dispose ainsi le Sahara occidental, en vertu du droit international, quant à
l’inapplicabilité de l’accord d’association à ce territoire.
94 Ensuite,
il y a lieu de relever que la règle coutumière codifiée à l’article 29 de
la convention de Vienne prévoit que, à moins qu’une intention différente ne
ressorte d’un traité ou ne soit par ailleurs établie, ce traité lie chacune des
parties à celui-ci à l’égard de l’ensemble de « son territoire ».
95 Il
ressort ainsi de ladite règle, placée dans la perspective de l’interprétation
de l’article 94 de l’accord d’association, qu’un traité lie, en règle
générale, un État, suivant le sens ordinaire à attribuer au terme
« territoire », combiné avec l’adjectif possessif « son »
qui le précède, à l’égard de l’espace géographique sur lequel cet État exerce
la plénitude des compétences reconnues aux entités souveraines par le droit
international, à l’exclusion de tout autre territoire, tel qu’un territoire
susceptible de se trouver sous la seule juridiction ou sous la seule
responsabilité internationale dudit État.
96 À
cet égard, et ainsi que la Commission le fait valoir à raison, il ressort de la
pratique internationale que, lorsqu’un traité a vocation à s’appliquer non
seulement au territoire d’un État, mais également au-delà de ce territoire, ce
traité le prévoit expressément, qu’il s’agisse d’un territoire se trouvant
« sous [l]a juridiction » de cet État, comme l’énonce par exemple
l’article 2, paragraphe 1, de la convention contre la torture et
autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, adoptée à New
York le 10 décembre 1984, ou d’un territoire « dont [ledit État]
assure les relations internationales », comme le stipule par exemple
l’article 56, paragraphe 1, de la convention européenne de sauvegarde
des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le
4 novembre 1950.
97 Ainsi,
la règle coutumière codifiée à l’article 29 de la convention de Vienne
s’opposait elle aussi a priori à ce que le Sahara occidental soit considéré
comme relevant du champ d’application territorial de l’accord d’association.
98 Cela
étant, il découle également de ladite règle coutumière qu’un traité peut, par
dérogation à la règle générale rappelée au point 94 du présent arrêt, lier
un État à l’égard d’un autre territoire si une telle intention ressort de ce
traité ou si elle est établie par ailleurs.
99 En
l’occurrence, le Tribunal a présumé de manière erronée que, dans la mesure où
le Conseil et la Commission avaient connaissance de la position du Royaume du
Maroc, selon laquelle l’accord d’association était susceptible de s’appliquer
au Sahara occidental, ces institutions avaient tacitement accepté cette
position, ainsi que cela a été exposé au point 85 du présent arrêt.
100 Enfin, il
importe de souligner que, en vertu du principe de droit international général
de l’effet relatif des traités, dont la règle figurant à l’article 34 de
la convention de Vienne constitue une expression particulière, les traités ne
doivent ni nuire ni profiter à des sujets tiers sans leur consentement (voir
arrêt du 25 février 2010, Brita, C‑386/08, EU:C:2010:91, points 44 et
52).
101 En
l’occurrence, le Tribunal a, ainsi que cela a été rappelé au point 75 du
présent arrêt, en substance jugé, aux points 95 à 97 de l’arrêt attaqué,
que ledit principe n’était pas pertinent aux fins de l’examen du recours dont
il avait à connaître, à la différence de ce qu’avait jugé la Cour dans l’arrêt
du 25 février 2010, Brita (C‑386/08, EU:C:2010:91), parce que les
circonstances propres à ce recours se distinguaient de celles caractérisant
l’affaire ayant donné lieu à ce dernier arrêt.
102 Plus
particulièrement, le Tribunal a relevé, aux points 96 et 97 de l’arrêt
attaqué, que l’Union n’avait conclu aucun accord d’association portant sur les
produits originaires du Sahara occidental autre que celui la liant au Royaume
du Maroc, alors que, dans l’affaire à l’origine de l’arrêt du 25 février
2010, Brita (C‑386/08, EU:C:2010:91), celle-ci avait conclu un accord
d’association non seulement avec l’État d’Israël, mais également avec
l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) agissant au nom et pour le
compte de l’Autorité palestinienne de la Cisjordanie et de la bande de Gaza.
103 Or, contrairement
à ce qu’a estimé le Tribunal, le principe de l’effet relatif des traités devait
être pris en considération dans le cadre d’une telle interprétation, dès lors
qu’une application au Sahara occidental de l’accord d’association, conclu entre
l’Union et le Royaume du Maroc, aurait conduit à ce que cet accord affecte un
« tiers ».
104 En effet,
il convient de rappeler que, dans son avis consultatif sur le Sahara
occidental, auquel le Tribunal s’est lui-même référé au point 8 de l’arrêt
attaqué, la Cour internationale de justice a considéré que le Sahara occidental
« n’était pas un territoire sans maître (terra nullius) au moment de sa
colonisation par l[e Royaume d]’Espagne », d’une part, et que les éléments
et les renseignements portés à sa connaissance « n’établiss[ai]ent
l’existence d’aucun lien de souveraineté territoriale » entre ce
territoire et le Royaume du Maroc, d’autre part.
105 Plus
précisément, à cet égard, la Cour internationale de justice a souligné, dans
son avis consultatif sur le Sahara occidental, que la population de ce
territoire jouissait, en vertu du droit international général, du droit à
l’autodétermination, ainsi que cela est exposé aux points 90 et 91 du
présent arrêt, étant entendu que, pour sa part, l’Assemblée générale de l’ONU
a, au point 7 de sa résolution 34/37 sur la question du Sahara
occidental, citée au point 35 du présent arrêt, recommandé que le Front
Polisario, « représentant du peuple du Sahara occidental, participe
pleinement à toute recherche d’une solution politique juste, durable et
définitive de la question du Sahara occidental », ainsi que le Tribunal
l’a indiqué au point 14 de l’arrêt attaqué et que la Commission l’a
rappelé devant la Cour.
106 Compte
tenu de ces éléments, le peuple du Sahara occidental doit être regardé comme
étant un « tiers » au sens du principe de l’effet relatif des
traités, ainsi que M. l’avocat général l’a en substance relevé au
point 105 de ses conclusions. En tant que tel, ce tiers peut être affecté
par la mise en œuvre de l’accord d’association en cas d’inclusion du territoire
du Sahara occidental dans le champ d’application dudit accord, sans qu’il soit
nécessaire de déterminer si une telle mise en œuvre serait de nature à lui
nuire ou au contraire à lui profiter. En effet, il suffit de relever que, dans
un cas comme dans l’autre, ladite mise en œuvre doit recevoir le consentement
d’un tel tiers. Or, en l’occurrence, l’arrêt attaqué ne fait pas apparaître que
le peuple du Sahara occidental ait manifesté un tel consentement.
107 Dans ces
conditions, le fait de considérer que le territoire du Sahara occidental relève
du champ d’application de l’accord d’association est contraire au principe de
droit international de l’effet relatif des traités, lequel est applicable dans
les relations entre l’Union et le Royaume du Maroc.
108 Compte
tenu des considérations qui précèdent, le Tribunal a commis une erreur de droit
en estimant, aux points 101 et 103 de l’arrêt attaqué, que l’Union et le
Royaume du Maroc devaient être regardés comme ayant été tacitement d’accord
pour interpréter les termes « territoire du Royaume du Maroc »
figurant à l’article 94 de l’accord d’association en ce sens qu’ils
incluaient le territoire du Sahara occidental.
109 S’agissant,
en second lieu, du point 102 de l’arrêt attaqué, il convient de constater
que le Tribunal a estimé que, si le Conseil et la Commission avaient souhaité
s’opposer à l’application de l’accord de libéralisation au territoire du Sahara
occidental, ils auraient pu demander qu’une clause excluant une telle
application soit insérée dans cet accord, avant d’ajouter que leur
« omission » sur ce point démontrait qu’ils acceptaient implicitement
de considérer cet accord, à l’instar de l’accord d’association, comme étant
applicable audit territoire.
110 À cet
égard, l’article 30, paragraphe 2, de la convention de Vienne codifie
la règle selon laquelle, lorsqu’un traité précise qu’il est subordonné à un
traité antérieur ou postérieur ou qu’il ne doit pas être considéré comme
incompatible avec cet autre traité, les dispositions de celui-ci l’emportent.
111 Or,
l’accord de libéralisation est, ainsi que cela ressort des points 18, 20
et 21 de l’arrêt attaqué, un accord ayant pour objet de modifier un accord
antérieur entre l’Union et le Royaume du Maroc, à savoir l’accord
d’association, et, plus précisément, les dispositions prévues par cet accord
antérieur en matière de libéralisation des échanges de produits issus de
l’agriculture et de la pêche. À cet effet, l’accord de libéralisation a, ainsi
que cela ressort des mêmes points de l’arrêt attaqué, modifié quatre des
96 articles de l’accord d’association, parmi lesquels ne figure pas
l’article 94 de ce dernier, et remplacé trois des cinq protocoles
accompagnant cet accord. Ces modifications revêtent un caractère exhaustif,
comme le confirme l’échange de lettres entre l’Union et le Royaume du Maroc
sous la forme duquel est intervenu l’accord de libéralisation.
112 Il en
découle que l’accord d’association et l’accord de libéralisation constituent
des traités successifs conclus entre les mêmes parties et que l’accord de
libéralisation, en tant que traité postérieur portant sur des aspects précis et
limités d’une matière déjà largement régie par un accord antérieur, doit être
considéré comme étant subordonné à ce dernier.
113 Compte
tenu d’un tel lien particulier, qui n’est pas remis en cause devant la Cour, il
y a lieu de considérer, conformément à la règle codifiée à l’article 30,
paragraphe 2, de la convention de Vienne, que les dispositions de l’accord
d’association qui n’ont pas été modifiées explicitement par l’accord de
libéralisation doivent l’emporter aux fins de l’application de ce dernier, afin
de prévenir toute incompatibilité entre eux.
114 Il
s’ensuit que l’accord de libéralisation ne pouvait pas être compris, au moment
de sa conclusion, en ce sens que son champ d’application territorial incluait
le territoire du Sahara occidental, et qu’il n’était pas besoin d’y faire
figurer une clause excluant expressément ce territoire dudit champ
d’application.
115 En
conséquence, le Tribunal a commis une erreur de droit en estimant que le
Conseil et la Commission devaient être considérés comme ayant accepté que
l’accord d’association et l’accord de libéralisation s’appliquent au territoire
du Sahara occidental, au motif qu’ils avaient omis d’insérer, dans le second de
ces accords, une clause excluant une telle application.
116 Compte
tenu de l’ensemble des considérations qui précèdent, c’est à tort que le
Tribunal a jugé, au point 103 de l’arrêt attaqué, que l’accord de
libéralisation devait être interprété en ce sens qu’il s’appliquait au
territoire du Sahara occidental, et plus précisément à la partie de ce
territoire contrôlée par le Royaume du Maroc, une telle interprétation ne pouvant
être justifiée ni par le texte de l’accord d’association, ni par celui de
l’accord de libéralisation, ni, enfin, par les circonstances ayant entouré la
conclusion de ces deux accords, telles qu’elles ont été évoquées aux
points 101 et 102 de l’arrêt attaqué.
117 Cette
appréciation n’est pas remise en cause par l’analyse effectuée par le Tribunal
au point 99 de l’arrêt attaqué, sur le fondement des éléments de fait
évoqués aux points 77 à 87 de cet arrêt.
118 Les
constatations et les appréciations effectuées par le Tribunal auxdits points
font apparaître, tout d’abord, que le Conseil et la Commission étaient
conscients, lors de la conclusion de l’accord de libéralisation, du fait que
les autorités marocaines appliquaient les dispositions de l’accord
d’association au Sahara occidental depuis de nombreuses années. Ensuite, ces
deux institutions ne se sont à aucun moment opposées à cette application et la
Commission y a coopéré dans une certaine mesure. Enfin, le régime de
préférences tarifaires institué par l’accord d’association et modifié par
l’accord de libéralisation est, dans certains cas, appliqué « de
facto » aux produits originaires du Sahara occidental depuis la conclusion
du second de ces accords, ainsi que le Conseil et la Commission l’ont rappelé
dans leurs mémoires et lors de l’audience.
119 Ainsi
qu’il ressort par ailleurs du point 102 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a
estimé que cette pratique postérieure à la conclusion de l’accord d’association
justifiait d’interpréter cet accord et l’accord de libéralisation en ce sens
que le territoire du Sahara occidental relevait du champ d’application desdits
accords.
120 À cet
égard, il importe de souligner que, aux termes de l’article 31,
paragraphe 3, sous b), de la convention de Vienne, il doit notamment être
tenu compte, aux fins de l’interprétation d’un traité, et en même temps que du
contexte de celui-ci de toute pratique ultérieurement suivie dans l’application
de ce traité par laquelle est établi l’accord des parties à l’égard de l’interprétation
dudit traité.
121 En
l’occurrence, ainsi qu’il ressort des points 77, 83 et 87 de l’arrêt
attaqué, le Conseil et la Commission avaient souligné, de même que le Front
Polisario, que, si le régime de préférences tarifaires prévu par les accords
d’association et de libéralisation était appliqué dans certains cas aux
produits originaires du Sahara occidental, cette application revêtait un
caractère « de facto ».
122 Or, il y
a lieu de constater que le Tribunal n’a pas recherché, contrairement à ce que
prescrivait l’article 31, paragraphe 3, sous b), de la convention de
Vienne, si une telle application, dans certains cas, traduisait l’existence
d’un accord entre les parties visant à modifier l’interprétation de
l’article 94 de l’accord d’association.
123 En outre,
une prétendue volonté de l’Union traduite par une pratique ultérieure et
consistant à considérer désormais les accords d’association et de
libéralisation comme étant juridiquement applicables au territoire du Sahara
occidental aurait nécessairement impliqué d’admettre que l’Union entendait
exécuter ces accords d’une manière incompatible avec les principes
d’autodétermination et de l’effet relatif des traités, alors même que cette
dernière rappelait de façon réitérée la nécessité de respecter ces principes,
ainsi que le souligne la Commission.
124 Or, une
telle exécution serait nécessairement inconciliable avec le principe
d’exécution des traités de bonne foi, qui constitue pourtant un principe
obligatoire du droit international général applicable aux sujets de ce droit
qui sont parties contractantes à un traité (voir, en ce sens, arrêts du
16 juin 1998, Racke, C‑162/96, EU:C:1998:293, point 49, ainsi que du
23 janvier 2014, Manzi et Compagnia Naviera Orchestra, C‑537/11,
EU:C:2014:19, point 38).
125 Il
s’ensuit que le Tribunal a également commis une erreur de droit en considérant
que la pratique ultérieure évoquée aux points 99 et 102 de l’arrêt attaqué
justifiait d’interpréter lesdits accords en ce sens qu’ils s’appliquaient juridiquement
au territoire du Sahara occidental.
126 Le
Tribunal ayant donc jugé à tort que l’accord de libéralisation devait être
interprété en ce sens qu’il s’appliquait juridiquement au territoire du Sahara
occidental, avant de prendre cette conclusion comme prémisse de son analyse de
la qualité pour agir du Front Polisario, ainsi que cela a été indiqué aux
points 43, 44 et 74 du présent arrêt, il convient d’accueillir le pourvoi,
sans qu’il y ait lieu d’examiner de surcroît les autres moyens et arguments du
Conseil et de la Commission.
127 Par
suite, l’arrêt attaqué doit être annulé.
Sur le recours
128 L’article 61,
premier alinéa, du statut de la Cour de justice de l’Union européenne prévoit
que, lorsque le pourvoi est fondé et que la Cour annule la décision du
Tribunal, elle peut alors soit statuer elle-même définitivement sur le litige,
lorsque celui-ci est en état d’être jugé, soit renvoyer l’affaire devant le
Tribunal pour que ce dernier statue.
129 En
l’espèce, il y a lieu pour la Cour de statuer définitivement sur le litige, qui
est en l’état d’être jugé.
130 À cet
égard, l’article 263, quatrième alinéa, TFUE prévoit deux cas de figure
dans lesquels la qualité pour agir est reconnue à une personne physique ou
morale pour former un recours contre un acte dont elle n’est pas le
destinataire. D’une part, un tel recours peut être formé à condition que cet
acte la concerne directement et individuellement. D’autre part, une telle
personne peut introduire un recours contre un acte réglementaire ne comportant
pas de mesures d’exécution si celui-ci la concerne directement.
131 En
l’espèce, il convient de constater d’emblée que l’argumentation avancée par le
Front Polisario afin d’établir qu’il a qualité pour agir en annulation de la
décision attaquée repose sur l’affirmation selon laquelle l’accord de
libéralisation, dont ladite décision a approuvé la conclusion, est en pratique
appliqué, dans certains cas, au Sahara occidental alors que celui-ci ne fait
pas partie du territoire du Royaume du Maroc.
132 Ainsi
qu’il découle des motifs exposés aux points 83 à 125 du présent arrêt,
l’accord de libéralisation doit toutefois être interprété, conformément aux
règles pertinentes de droit international applicables dans les relations entre
l’Union et le Royaume du Maroc, en ce sens qu’il ne s’applique pas au
territoire du Sahara occidental.
133 Dès lors,
sans qu’il soit besoin d’examiner le surplus de l’argumentation par laquelle le
Conseil et la Commission contestent la recevabilité du recours, il doit être
considéré que le Front Polisario ne peut en tout état de cause pas être
regardé, compte tenu des arguments qu’il invoque, comme ayant qualité pour agir
en annulation de la décision attaquée.
134 Par voie
de conséquence, le recours doit être rejeté comme étant irrecevable.
Sur les dépens
135 En vertu
de l’article 184, paragraphe 2, du règlement de procédure, lorsque le
pourvoi est fondé et que la Cour juge elle-même définitivement le litige, elle
statue sur les dépens.
136 L’article 138,
paragraphe 1, de ce règlement, applicable à la procédure de pourvoi en
vertu de l’article 184, paragraphe 1, du même règlement, prévoit que
toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens.
137 En
l’espèce, le Conseil ayant conclu à la condamnation du Front Polisario et ce
dernier ayant succombé, il y a lieu de le condamner aux dépens exposés par
cette institution.
138 L’article 140,
paragraphe 1, du règlement de procédure, également applicable à la
procédure de pourvoi en vertu de l’article 184, paragraphe 1, de ce
règlement, dispose que les États membres et les institutions qui sont
intervenus au litige supportent leurs propres dépens.
139 En
l’espèce, le Royaume de Belgique, la République fédérale d’Allemagne, le
Royaume d’Espagne, la République française et la République portugaise ainsi
que la Commission, qui avait la qualité de partie intervenante en première
instance, supporteront leurs propres dépens.
140 Enfin,
l’article 140, paragraphe 3, du règlement de procédure, également
applicable à la procédure de pourvoi en vertu de l’article 184,
paragraphe 1, de ce règlement, dispose notamment que la Cour peut décider
qu’une partie intervenante autre qu’un État membre ou une institution supportera
ses propres dépens.
141 En
l’espèce, il y a lieu de décider que la Comader supportera ses propres dépens.
Par ces motifs, la Cour (grande chambre) déclare et
arrête :
1) L’arrêt du
Tribunal de l’Union européenne du 10 décembre 2015, Front Polisario/Conseil
(T‑512/12, EU:T:2015:953), est annulé.
2) Le recours du
Front populaire pour la libération de la saguia-el-hamra et du rio de oro
(Front Polisario) est rejeté comme irrecevable.
3) Le Front
populaire pour la libération de la saguia-el-hamra et du rio de oro (Front
Polisario) supporte ses propres dépens ainsi que ceux exposés par le Conseil de
l’Union européenne.
4) Le Royaume de
Belgique, la République fédérale d’Allemagne, le Royaume d’Espagne, la
République française, la République portugaise, la Commission européenne et la
Confédération marocaine de l’agriculture et du développement rural (Comader)
supportent leurs propres dépens.
Lenaerts
|
Tizzano
|
Silva de Lapuerta
|
Ilešič
|
Da Cruz Vilaça
|
Malenovský
|
Levits
|
Bonichot
|
Arabadjiev
|
Toader
|
Fernlund
|
Vajda
|
Rodin
|
Biltgen
|
Jürimäe
|
Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 21
décembre 2016.
Le greffier |
Le président
|
A. Calot Escobar
|
K. Lenaerts
|